Quelque part, des adolescents tentent d’exister
Il existe, non loin de chez nous, une adolescence en souffrance, une adolescence difficile, désœuvrée, exclue, parfois violente, socialement carencée, aux repères culturels et éducatifs précaires. Une adolescence rejetée du milieu scolaire ordinaire, refusée par les services de pédopsychiatrie ; où que ce soit, cette adolescence souffre de trouver une place pour y être accueillie, comme en mal de lieu pour venir s’y loger. Il ne s’agit en rien d’une adolescence ordinairement en crise, mais plutôt d’une adolescence qui n’a pas ce luxe de pouvoir se mettre en crise. Ce ne sont peut-être que des enfants oubliés, des enfants perdus aux yeux du monde. Qu’ils se vivent face à un monde qui les ignore, les néglige, les exclut, ou bien pris en son sein, dans un monde qui les enferme, les humilie, les maltraite, ces enfants, qui n’ont pas eu l’occasion d’apprendre à jouer, viennent se rappeler au monde. Ayant grandi, ils se réveillent, se révoltent. Ils interpellent le monde, comme dans un dernier sursaut d’espoir, imaginant que peut-être, cette fois-ci, les réponses ne seront pas à l’identique de celles déjà reçues.
Alors cette adolescence émerge comme un vent de révolte désorganisée, comme le signe d’un échec de nos politiques sociales et d’intégration. Elle nous dérange, elle fait du bruit, elle salit, elle insulte, elle blesse, et plus nous nous en approchons, plus l’envie de changer de trottoir s’empare de nous. Et si nous gardons les yeux grands ouverts sur la brutalité qu’elle nous adresse, cette adolescence nous persécute, elle ne nous laisse pas un seul moment de répit. Elle est sans gêne, vulgaire, sale et répugnante. Elle est provocante, agressive, violente et traumatique. Elle est insensée, incontrôlable, effrayante et primitive. Elle est tout « ça », pleine de pulsionnalité, d’hormones et de bêtise. Elle est tout ce que nous ne voulons pas voir, sentir, rencontrer, entendre. Le socius et le politique les étiquètent comme des jeunes « sans solutions », « incasables », « difficiles », aux « difficultés multiples » (Bynaud, 2004 ; Ravon et Laval, 2015 ; Gansel et Petrouchine, 2015). Alors le monde a créé des lieux, des espaces pour tenter de la contenir temporairement, dans l’espoir de préserver la quiétude de chacun et l’illusion de la paix sociale.
Afin de bénéficier d’une compensation en bonne et due forme, cette jeunesse sera qualifiée d’« handicapée psychique », d’« asociale » ou de « délinquante ». Comme si elle ne pouvait rien faire d’autre que de provoquer des paradoxes, cette jeunesse ne semble pouvoir être investie qu’en mobilisant un processus excluant. Handicapée du monde, de la vie, handicapée des liens peut-être. Nos qualificatifs de psychistes pour ces enfants perdus ne sont guère plus opérants, ils sont dits « souffrants de troubles limites » (Misès, 1991), de « trouble de la personnalité borderline » (Corcos et al., 2013), au « comportement troublé », « abusés narcissiques » (Puyuelo, 2007), agis par des « souffrances narcissiques-identitaires » (Roussillon, 1999), aux prises avec la « tendance antisociale » (Winnicott, 1956), ayant vécu des « traumatismes relationnels précoces » (Bonneville, 2010), etc., bref, adolescents aux perspectives incertaines et dont le profil ne donne guère envie de s’en préoccuper . Ainsi, suivant ces mêmes prémisses qui inlassablement se répètent, cette adolescence nous arrive. À chaque rentrée de nouvelles têtes et son lot de nouvelles histoires. Et à chaque fois, nous découvrons avec étonnement, derrière ces stigmates d’une adolescence troublée, rejetée, d’une jeunesse dont personne ne veut, des histoires d’enfants irracontables, des visages de bébés aux traits endurcis par la vie, des vécus infantiles à chaque fois singuliers mais au sein desquels se dessinent discrètement quelques invariants.
Dans le champ du soin comme celui du social, ces adolescents sont réputés « incasables » tout autant qu’insoignables (Barreyre et Fiacre, 2009 ; Rouchy, 2011 ; Desquesnes et Proia-Lelouey, 2012). Ils sont « réfractaires au soin », nous dit-on. Mais quel soin serait adapté à de telles situations ? Quel « traitement » proposer à une telle production psycho-sociale ? Un soin psychique ? Une psychothérapie ? Contre toute idée attendue, l’expérience de la pratique en ITEP (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique) m’enseigne que ces jeunes ne sont pas forcément « inaccessibles au soin » comme leur réputation nous laisse à penser, mais à condition de pouvoir prendre en compte certaines réalités, certaines préconditions au soin. Le soin psychothérapique peut prendre sens s’il n’est pas le seul outil proposé à ces adolescents, faute de quoi il risquerait de les stigmatiser, d’indiquer que la nature de leurs troubles serait endogène, intrapsychique, qu’ils seraient à eux seuls responsables des maux dont ils souffrent.
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Plan du Chapitre
- Quelque part, des adolescents tentent d’exister
- Implication, investissement, engagement
- Repenser le setting et le cadre, un besoin
- Réalité externe et réalité interne : que partager ?
- Où est le soin ?
- Vers un dispositif transitionnel ?
- Une hétérogénéité des mondes
- La mise au travail des interstices
- Du jeu en réunion pluridisciplinaire