Penser la clinique dans les situations limites de la pratique éducative

La disposition clinique est une manière d’être là pour l’autre, à son chevet, à ses soins ; elle convoque une dimension empathique où l’on doit s’identifier aux vécus de l’autre pour pouvoir saisir au mieux ses souffrances et ses besoins. En ce sens, tout professionnel, qu’il soit dit soignant » ou non, exerçant dans un dispositif qui vise à l’accompagnement et au traitement de la souffrance psychique, est nécessairement clinicien. Pour l’éducatrice ou l’éducateur qui exerce en Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique (ITEP), la clinique sera son quotidien, sa pratique, chaque fois qu’il ou elle se retrouvera en relation avec les enfants ou les adolescents. La clinique, c’est l’expérience subjective que l’on fait dans notre rencontre à l’autre. C’est aussi une expérience qui suppose d’être à même, dans l’après-coup, de produire un travail de reprise pour en venir progressivement à tisser une pensée, une pensée clinique qui n’est autre qu’une conception du soin.

Durant plus d’une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion de travailler en ITEP en tant que psychologue institutionnel et psychothérapeute, intervenant dans différents dispositifs individuels ou groupaux. J’y ai appris à mener une pratique clinique articulée avec les pratiques éducatives, tant dans la pratique directe par la co-animation de dispositifs mais aussi par le dialogue constant que le travail d’interdisciplinarité favorise. C’est à partir de cette expérience que je propose, dans ce chapitre, d’analyser les effets de la clinique en ITEP sur la pensée clinique, notamment lorsque les professionnels sont confrontés à des situations difficiles. J’aborderai également des propositions d’aménagements qui ont été mis en place pour faire face aux difficultés posées par la pratique.

L’implication et l’écart

La pensée clinique est une pensée « dialogique », comme le dit André Green (2007, p. 20) : elle n’est pas la production du seul professionnel, mais l’écoute et l’observation d’un dialogue entre soi et l’autre. Dans la pratique de la clinique éducative, le professionnel va produire un mouvement de va-et-vient entre observation et écoute de l’autre et observation et écoute de soi, ainsi que des effets que la rencontre avec l’autre produit en soi.

Chaque pratique éducative ou soignante, du fait de ses spécificités, produit un effet singulier sur la psyché du professionnel qui la met en œuvre ; ses expériences émotionnelles en sont impactées tout autant que ses modalités de penser, et ce, d’ailleurs bien au-delà des seuls moments où il est au travail. Il porte avec lui ceux dont il s’occupe, les ramène parfois à la maison « dans sa tête ». L’autre, l’usager, devient une personne familière, presque intime, qui envahit le monde interne du clinicien et peuple sa psyché à l’instar de toute expérience relationnelle intense et répétée.

Une pratique clinique de qualité ne peut exister qu’à ce prix ; le clinicien doit s’impliquer dans la relation, se laisser investir par l’autre, pour que puissent se transférer les éléments les plus souffrants et énigmatiques de la vie psychique du sujet. En se transférant, ces contenus psychiques impriment dans la psyché du clinicien des traces, des formes, qui vont aussi altérer, déformer et transformer les modalités de pensée du professionnel. C’est justement lorsque l’on est le plus confronté aux effets de la psyché de l’autre, que l’on est le moins à même de pouvoir en prendre conscience. Quand une personne est impactée, elle peut être hors d’elle », débordée, dépassée, saturée, et ainsi poussée à réagir, pour expulser ces éléments qui l’affectent, qui l’angoissent, l’irritent ou la découragent.

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Plan du chapitre

  • L’implication et l’écart
  • Situations limites de la pratique éducative
  • Quand la pratique trouble la pensée clinique
    • Attaques contre la pensée
    • Continuer à penser malgré la tempête : écouter les formes
    • L’urgence et ses logiques : intensité, répétition et « intranquillité » permanente
    • Saturations, réactions et logiques des corps
  • Quelques expérimentations en ITEP pour soutenir la pensée clinique
    • La création d’un moment de débriefing quotidien
    • La mise en place de temps cliniques
    • Favoriser le positionnement clinique inter et transdisciplinaire
  • Conclusion

Référence: Desveaux, J.-B. (2020). Chapitre : Penser la clinique dans les situations limites de la pratique éducative. Dans : Fournier, S. & Rouzel J. (éd.) L’Éducation spécialisée : enjeux cliniques, politiques, éthiques, L’Harmattan, p.195-214.

Présentation de l’ouvrage et table des matières