LE DESTIN DE L’OBJET TRANSITIONNEL (D.W.W.)

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La publication originale est disponible sur le site http://www.cairn.infoWinnicott Donald Woods, « Le destin de l’objet transitionnel  », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 2016/1 (Vol. 6), p. 17-24. DOI : 10.3917/jpe.011.0017. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-de-la-psychanalyse-de-l-enfant-2016-1-page-17.htm

 Donald Woods Winnicott

Préparation pour une conférence donnée à l’Association de Psychologie et de Psychiatrie de l’Enfant, Glasgow, 5 décembre 1959

Bien que beaucoup d’entre vous soient déjà très familiarisés avec ce que j’ai pu dire concernant les objets transitionnels, je souhaiterais d’abord reformuler mon point de vue à ce propos, pour ensuite poursuivre avec mon sujet principal : la question centrale de leurs destins. Voici donc, à mon sens, la manière dont les objets transitionnels ont une signification. Différentes voies de transition me semblent exister. L’une d’elles a affaire aux relations d’objet ; le bébé a d’abord un poing dans la bouche, puis un pouce, jusqu’à un mélange entre l’usage du pouce ou des doigts, et un objet à manipuler, choisi par le bébé. Il y a un usage progressif d’objets qui ne sont ni une part de l’enfant, ni une part de la mère.

Une autre voie de transition concerne le passage d’un objet qui est subjectif pour le bébé, à un autre qui est objectivement perçu ou externe. Au début, n’importe quel objet établissant un lien avec le bébé est créé par celui-ci, ou pour le moins, c’est la théorie à laquelle j’adhère. C’est comme une hallucination. Quelque tromperie a lieu et un objet qui est à portée de main se superpose à une hallucination. Évidemment, la façon dont la mère ou son substitut se comporte est ici d’une importance primordiale. Ainsi, une mère est bonne ou mauvaise, selon qu’elle permet ou pas à un objet réel d’être précisément là où le bébé hallucine un objet, pour que l’enfant profite de l’illusion que le monde peut être créé, et que ce qui est créé est le monde.

Vous penserez ici au terme de « réalisation symbolique »[2] de Mme Sechehaye qui rend le symbole réel ; mais de notre point de vue qui s’intéresse à la petite enfance, nous pensons à ce qui rend l’hallucination réelle. En fait, cela initie la capacité du nourrisson à utiliser les symboles, et là où le développement est direct, l’objet transitionnel est le premier symbole. Ici, le symbole est à la fois l’hallucination et une part de la réalité externe objectivement perçue.

Cette façon de présenter la signification de l’objet transitionnel nous amène nécessairement à employer le mot « illusion ». La mère rend le nourrisson capable d’avoir l’illusion que les objets de la réalité externe peuvent être réels pour lui, c’est-à-dire qu’ils peuvent être des hallucinations, puisque seules les hallucinations sont ressenties comme réelles. Si un objet externe doit paraître réel, la relation avec celui-ci doit donc être la même qu’avec une hallucination. Vous en conviendrez, cela vient bousculer une ancienne énigme philosophique, et vous penserez à ces deux courts poèmes [limericks], l’un d’eux de Ronald Knox :

La pierre et l’arbre,

Continuent-ils d’exister,

Lorsqu’il n’y a plus personne dans la cour ?

et la réponse :

La pierre et l’arbre

Continuent bien d’exister

Lorsqu’ils sont observés par votre fidèle, …[4]

Le fait est qu’un objet externe n’a pas d’existence pour vous ou pour moi, sauf si nous l’hallucinons, mais étant sains, nous veillons à ne pas halluciner, sauf quand nous savons ce qu’il faut voir. Bien sûr, quand nous sommes fatigués ou au crépuscule nous pouvons faire quelques erreurs. Selon moi, le bébé avec un objet transitionnel est constamment dans cet état dans lequel nous lui permettons d’être, et bien que cela soit fou, nous ne le nommons pas folie. Si le bébé pouvait parler, il déclarerait : « cet objet fait partie de la réalité extérieure et je l’ai créé ». Si vous ou moi disions ce genre de choses, nous serions enfermés peut-être même lobotomisés. Ceci nous donne une signification pour le mot « omnipotence » dont nous avons réellement besoin ici, car lorsqu’il est question d’omnipotence de la première enfance, il ne s’agit pas uniquement de l’omnipotence de pensée ; cela indique également que le bébé croit en une omnipotence qui s’étend à certains objets, et peut-être jusqu’à inclure la mère et d’autres objets de l’environnement immédiat. Il y a une transition qui va du contrôle omnipotent des objets externes au renoncement du contrôle, jusqu’à la reconnaissance qu’il s’agit de phénomènes en dehors du contrôle de chacun. L’objet transitionnel, qui fait partie et du bébé et de la mère, acquiert ce nouveau statut nommé « possession ».

D’autres transitions sont à l’œuvre lors de la période durant laquelle le bébé utilise des objets transitionnels. Par exemple, il y a ce qui appartient aux développements des forces du bébé, au développement de sa coordination, et à l’enrichissement progressif de sa sensibilité. Son odorat est à son maximum, et sans doute ne sera-t-il jamais aussi performant, sauf peut-être lors d’épisodes psychotiques. La texture n’aura plus jamais autant de sens qu’à ce moment-là, de même pour le sec ou l’humidité ou encore ce qui est perçu comme froid ou chaud ; ces choses ont une signification immense.

            À coté de cela, nous devons mentionner l’extrême sensibilité des lèvres du bébé, et sans nul doute, de son sens du goût. Le mot « dégoûtant » ne veut encore rien dire pour le bébé, et au début celui-ci n’est même pas encore concerné par les excrétions. La salive et la bave qui caractérisent la toute première enfance recouvrent l’objet et font penser à un lion en cage, qui semble presque ramollir l’os avec sa salive, avant de finalement mettre fin à son existence, en en le mordant et le mangeant. Comme il est facile d’imaginer le lion se montrant très tendre et affectueux envers cet os qui va tout simplement être détruit. Ainsi, dans les phénomènes transitionnels nous voyons émerger la capacité à ressentir des sentiments affectueux, alors que la relation instinctuelle directe sombre dans le refoulement

De cette façon, nous pouvons voir que l’utilisation d’un objet par le bébé peut, d’une manière ou d’une autre, rejoindre le fonctionnement du corps, et on ne peut imaginer en effet qu’un objet puisse avoir un sens pour le bébé sans ce lien. C’est une autre façon d’affirmer que le moi est basé sur un moi corporel.

J’ai donné quelques exemples juste pour vous rappeler toutes les sortes de possibilités qui existent, et qui sont illustrées par vos propres enfants ou par ceux que vous recevez en thérapie. Parfois, on peut rencontrer une mère utilisée comme si elle était elle-même un objet transitionnel, ce qui peut perdurer et faire émerger des troubles importants ; par exemple, un patient avec qui j’ai eu affaire récemment se servait du lobe de l’oreille de sa mère. Vous devinerez que dans ces cas où la mère est utilisée, il y a presque certainement quelque chose chez elle — un besoin inconscient de son enfant — dans la configuration dans laquelle le bébé se place ou place sa mère.

Vient ensuite l’usage du pouce ou des doigts qui peut persister, et, en même temps, il peut (ou pas) y avoir des caresses affectueuses d’une partie du visage, d’une partie de la mère ou d’un objet accessible. Dans certains cas, les caresses continuent et le pouce — ou le doigt — sucé est perdu de vue. Ensuite, il arrive souvent qu’un bébé qui n’utilisait pas sa main ou son pouce pour une gratification autoérotique puisse néanmoins faire usage d’un objet d’un genre ou d’un autre. Là où un objet est utilisé, l’intérêt qui lui est porté s’accroît, et rapidement d’autres objets deviennent importants. Pour une raison qui nous échappe, les filles ont tendance à persister avec des objets doux jusqu’à ce qu’elles utilisent des poupées, et les garçons tendent à aller plus rapidement vers l’élection d’objets durs. Il serait peut être plus juste de dire que la part masculine chez l’enfant [the boy in children] s’oriente vers les objets durs et la part féminine chez les enfants des deux sexes [the girl in children of both sexes], tend à conserver son intérêt pour la douceur et la texture, ce qui peut finir par rejoindre l’identification maternelle. Souvent, lorsqu’il y a un objet transitionnel précis datant des temps premiers, cela perdure même si en réalité l’enfant se consacre plus à l’emploi des objets suivants et moins importants. Peut-être que dans des temps de grande détresse, de tristesse ou de déprivation, il y a un retour à l’originel ou au pouce, ou une perte globale de la capacité à utiliser des symboles et ses substituts.

Je souhaite m’en tenir à cela. Il y a une variété infinie dans la vignette clinique, et tout ce dont nous pouvons parler utilement sont les implications théoriques.

La disparition de l’objet transitionnel

Il y a deux approches de ce sujet :

A. Les vieux soldats ne meurent jamais, ils disparaissent simplement. L’objet transitionnel tend à être relégué dans les limbes des choses à moitié oubliées, tout en bas de la commode ou dans le fond du placard à jouets. Cependant, il est courant pour l’enfant de savoir où il se trouve. Par exemple, un garçon qui a oublié son objet transitionnel se met à régresser suite à un manque affectif [deprivation]. Il retourne vers son objet transitionnel. Il y a ensuite un retour progressif aux autres possessions acquises ultérieurement. Ainsi l’objet transitionnel peut être :

i. supplanté mais conservé

ii. usé

iii. donné (pas satisfaisant)

iv. gardé par la mère —relique d’un temps précieux dans sa vie à elle (identification)

v. etc.

Cela fait référence au destin de l’objet même.

B. J’en arrive maintenant au point principal que je voudrais mettre en avant dans cette discussion. Ce n’est pas une idée nouvelle, même si je crois que cela l’était lorsque je l’ai décrit dans mon papier original. Maintenant que j’y arrive, je crains que vous ne trouviez cela trop évident, sauf si, bien sûr, vous n’êtes pas d’accord.

S’il est vrai que l’objet transitionnel et le phénomène transitionnel sont la véritable fondation du symbolisme, alors je crois que nous pouvons honnêtement affirmer que ces phénomènes marquent l’origine dans la vie du bébé et de l’enfant d’une sorte de troisième aire d’existence, une troisième aire qui, je pense, a eu du mal à trouver sa place dans la théorie psychanalytique et qui a dû se construire progressivement, suivant la méthode, pierre après pierre, propre à une science.

Cette troisième aire pourrait se révéler être la vie culturelle de l’individu.

Quelles sont ces trois aires ? La première, la plus fondamentale, est la réalité psychique individuelle ou la réalité interne, l’inconscient si vous préférez (pas l’inconscient refoulé qui arrive certes très tôt mais assurément plus tard). La réalité psychique personnelle est ce à partir de quoi l’individu « hallucine », « crée », « invente » ou « conçoit ». Les rêves s’y forment, bien qu’ils soient revêtus des matériaux fournis par la réalité externe.

La seconde aire est celle de la réalité externe, le monde qui est progressivement reconnu comme non-moi par l’enfant en bonne santé qui se développe, qui a établi un self, avec une membrane qui délimite à la fois un intérieur et un extérieur. L’univers en expansion dont l’homme se libère, pour ainsi dire.

Maintenant, bébés, enfants et adultes absorbent la réalité externe, comme des habillements pour leurs rêves, et ils se projettent dans les objets extérieurs et dans les personnes, enrichissant la réalité externe par leurs perceptions imaginatives.

Je crois pourtant que nous trouvons vraiment une troisième aire, une aire de vie qui correspond au phénomène transitionnel du bébé, et qui en est en fait dérivée. Tant que le bébé n’a pas accédé aux phénomènes transitionnels, je pense que l’acceptation des symboles est déficiente et la vie culturelle pauvre.

Vous comprenez sans aucun doute ce que je veux dire. Dans les grandes lignes : Nous allons à un concert et j’écoute un quatuor à cordes de Beethoven (vous voyez je suis cultivé). Ce quatuor n’est pas seulement un fait externe produit par Beethoven et joué par des musiciens ; et ce n’est pas mon rêve, qui, à vrai dire, n’aurait pas été si bien. L’expérience, couplée avec la préparation de moi-même pour celle-ci, me permet de créer un événement glorieux. Je le savoure parce que je dis que je l’ai créé, je l’ai halluciné, et c’est réel, et ça aurait été là même si je n’avais été ni imaginé ni conçu.

C’est fou. Mais dans notre vie culturelle nous acceptons la folie, tout comme nous acceptons la folie du nourrisson qui prétend (bien qu’en murmures inexprimés) : « Je l’ai halluciné et ça fait partie de ma mère, qui était là avant que j’arrive ».

À partir de cela vous comprenez pourquoi je pense que l’objet transitionnel est fondamentalement différent de l’objet interne, suivant la terminologie de Mélanie Klein. L’objet interne est une question de réalité interne, qui devient de plus en plus complexe avec chaque moment de la vie de du nourrisson. Pour nous, l’objet transitionnel est un morceau de couverture, mais pour le bébé c’est un représentant, disons, tant du sein de sa mère que du sein de la mère intériorisée.

Observez la séquence quand la mère est absente. Le bébé se raccroche à son objet transitionnel. Au bout d’un certain laps de temps, la mère intériorisée s’estompe et l’objet transitionnel cesse alors d’avoir une signification. En d’autres termes, l’objet transitionnel est le symbole de l’objet interne, qui est maintenu vivant grâce à la présence vivante de la mère.

De la même manière, peut-être, un adulte peut pleurer la perte de quelqu’un et cesser d’apprécier des activités culturelles pendant ce deuil. Le fait de se remettre d’un deuil est accompagné du retour de tous les intérêts intermédiaires (l’expérience religieuse y compris) qui enrichit la vie saine de l’individu.

Je crois ainsi que les phénomènes transitionnels ne passent pas, du moins, pas chez l’individu sain. Ils peuvent devenir un art perdu, mais lorsque l’objet transitionnel et le phénomène transitionnel sont temporairement (ou parfois définitivement) dénués de sens ou non existants, cela peut faire partie d’une maladie chez le patient, une dépression, ou quelque chose d’équivalent à la réaction de déprivation lors de la petite enfance.

J’aimerais beaucoup entendre vos réactions à propos de cette idée d’une troisième aire d’expériences, son rapport avec la vie culturelle et la proposition qu’elle provienne du phénomène transitionnel de l’enfance.

(Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Desveaux et Emily Galiana)

[1] « The Fate of the Transitional Object », Psycho-Analytic Explorations, Harvard University Press, 1989, pp. 53-58.

[2] M. Sechehaye, « La réalisation symbolique » ; supplément à la Revue suisse de psychologie et psychologie appliquée, n° 12, Éditions Médicales Hans Huber, Berne, 1947.

[3] M.P. Middlemore, The nursing couple, London, Hamish Hamilton, 1941.

[4] Dans le poème original, R. Knox écrit le dernier vers ainsi : « Since observed by, Yours faithfully, God. ». Ici, Winnicott remplace Dieu par les points de suspension. Les limericks ont pour caractéristique d’être de courts poèmes de nature humoristique, grivoise, ou absurde (NDT).

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